JOLI VOYAGE (mae)

c'est beau. c'est bien plus beau que détroit, bien plus beau que philadelphie, bien plus beau que les boucles noires de maman ou le sourire maladroit de papa. c'est plus beau que tout ce qu'elle n'a jamais vu dans sa vie. et c'est pas tant dans l'esthétique que se cache la beauté mais dans l'âme, dans l'esprit, dans toutes les effluves que renvoie la fabrique. zahira elle ose pas rentrer. elle n'en est pas digne, vous comprenez ? elle n'est personne. son seul atout c'est son nom, son seul atout c'est anush, quelque part dans new york. anush, la cousine qui a réussi. anush, qui aurait pu, aurait dû, dans tes rêves les plus fous, t'ouvrir les portes de cet endroit. mais il n'en est rien. il en est, seulement, zahira seule à new york, zahira seule dans une minuscule piaule du bronx, avec les mecs qui crient, qui vomissent, qui baisent en bas de l'immeuble. mais il faut. il faut prendre sa vie en main. il faut rentrer. il faut s'autoriser à espérer, à s'élever un peu plus haut que tous ceux avant elle, qui n'ont pas osé.
le lounge.
elle a arrêté de respirer, arrêté de regarder les artistes autour d'elle, et elle est rentrée.
de l'aluminium en balle, une poésie d'argenté,
des boules à facettes au plafond, discothèque idyllique, discothèque utopique,
des bouteilles vides sur une table, les effluves de whisky qui parfument l'atmosphère,
des clopes qui traînent, des bâtons cancérigènes qu'elle aimerait bien glisser entre ses lèvres,
puis soudain,
des talons qui claquent, une perruque qui marque, et elle voit mae monroe, mae monroe dont elle a déjà entendu parler, mae monroe avec qui elle voudrait bien passer le reste de sa vie, à s'abreuver de ses idées, elle la voit et elle s'arrête, bouche bée.
zahira dans la cours des grands, zahira gamine parmi les géants.

elle a le visage un peu fermé, la pensée qui s'est arrêtée - les traits insatisfaits. elle a de quoi mae, du tissu qui traîne entre ses doigts, de la soie, du coton, du bourgeois comme du banal à en pleurer. elle a le soupir qui frôle la barrière de ses lèvres, les talons qui claquent comme une éternelle ritournelle - et la sensation que rien ne va. journée sombre qui se ponctue de quelques éclaircies - elle parle toujours à ceux qui veulent engager une conversation, préoccupée par ses plans, préoccupée par comment, préoccupée par les idées qui viennent et partent comme des bêtes pullulants autour d'un cadavre. elle pousse un soupir, passe une main dans sa nuque - croise un regard, un regard un peu hagard, un regard un peu largué dans l'espace qui soudain phase, se fige, une statue laissée devant un public dubitatif. alors un sourire vient glisser sur son visage, elle s'assoit mollement sur un fauteuil - qui comme beaucoup d'autres peut changer de place du matin au soir ou du soir au matin. elle prend le temps de disposer les affaires - de ne pas prendre attention à ceux qui autour continuent de travailler, elle salue à peine d'un hochement de tête.

les croquis ainsi s'empilent, colorés ou décolorés, essayant diverses tentatives de moderniser une robe, un pantalon, une tenue militaire, une autre typique des médecins - ou l'idée qu'il est possible de s'en faire. elle caresse la matière du bout des doigts, redresse un peu l'échine - elle est toujours là, la jolie, comme plantée sur le sol au point de ne plus être qu'un objet. elle s'arrête sur sa tignasse - aussi feuillue que sombre, elle dévale jusqu'à sa mâchoire, sa clavicule. jolie, si jolie qu'elle en ouvre la bouche pour souffler.
- tu t'es perdue ?
celle du dehors, celle d'ailleurs.

perdue.
les mots retentissent dans la tête de zahira. ça fait boum boum. perdue perdue. c'est un battement d'coeur, un battement d'ailes. quelque part entre les deux. c'est, en tout cas, quatre syllabes en aléatoire, un vinyle qu'on a oublié d'arrêter, qu'on n'sait même pas comment arrêter. le genre de musique, tu sais, qui t'restes dans la tête toute la journée. le genre de son, qui, lorsqu'il sort de la bouche de mae monroe, mae monroe dont on a vu les fringues et les performances, dont l'voisin un peu excentrique, celui qui vend d'la meth aux arrivants mais qui t'file des clopes gratuitement, t'as fait l'éloge un soir de mai. alors oui, oui zahira voudrait bien avouer qu'elle est perdue ; physiquement, d'abord, dans cet endroit inconnu. puis d'une manière plus métaphysique, un truc du règne des idées et de l'esprit. elle est perdue dans sa vie, dans new-york. elle est perdue parce que l'avenir n'a aucun sens, que le passé pas vraiment non plus. alors elle bredouille :
- oui. oui, je crois que oui.
honnête, zahira. parfois un peu trop. à défaut du coeur sur la main, elle offre sa bouche et ses syllabes burlesques. zahira, avant, elle parlait en vers. papa n'aimait pas. papa disait arrête. c'est bizarre, zahira. les rhymes, c'est pour les poèmes, pas pour les bohèmes. zahira, dans une autre vie, elle aurait du être poète.
- j'sais pas vraiment c'que j'fais ici...
elle lâche un petit rire. non, vraiment, elle sait pas. elle serait pas, d'ailleurs, contre une explication. mais on manque de temps pour l'introspection, alors on laisse les pensées venir terminer leur course sur des cordes vocales qui s'assèchent de seconde en seconde. assez d'salive, par contre, pour ajouter :
- j'adore ce que vous faites, d'ailleurs. vraiment. c'est inspirant.
mae c'est une déesse, et même le dealer de meth le dit. quand les camés comme ça s'intéressent à la mode, ça veut dire que la poudre blanche elle même reconnait les bienfaits d'l'artistique. que la poudre blanche en personne s'incline devant le génie créatif.