eating soft ice cream, coney island queen (césar)

Tournage à Coney Island aujourd'hui. Après plusieurs jours à faire la figurante dans les rues de Brooklyn, voilà Grace qui arpente la promenade en bord de mer avec trois autres jeunes femmes, mini-jupes et tops courts. Rien de novateur, rien de transcendant, le cinéma à son plus bas niveau, les fonds de tiroir scénaristiques. Les corps sont chauds et le soleil est de plomb, mais on continue malgré tout. Dans le rôle principal, César Saint Clair, magnifique, au charisme débordant. Le regard de Grace n'a de cesse de se tourner vers lui (parfois il faut refaire la prise ; elle ne doit surtout pas regarder). Elle l'a déjà vu, au cinéma bien sûr, mais également lors de précédents tournages. Une fois, elle lui a même adressé la parole. Et aujourd'hui, elle a décidé de réitérer l'expérience. S'il la remarque, c'est gagné : il lui proposera peut-être de jouer dans les prochaines productions où il tiendra le premier rôle.

Un clap sonore, et on annonce dans un mégaphone  une demi-heure de pause. Grace aime Coney Island par dessus tout : ses plages, ses attractions, ses promeneurs en rollers, et surtout ses glaciers. Pour une gamine d'une petite ville d'à peine vingt mille habitants, il y a plus à voir ici qu'en toute une vie à Gardner. C'est donc sans hésitation qu'elle profite de cet instant de répit pour s'avancer vers la glacerie la plus proche. Cinq minutes plus tard, la voilà de retour sur le tournage, deux cornets - vanille et chocolat - dans les mains. Grace prend son courage à deux mains, et l'air de rien, s'avance vers le César Saint Clair.
« Bonjour, je... je ne sais pas si vous vous souvenez de moi. Je m'appelle Grace. Je vous ai pris une glace. » Léger sourire, elle plante son regard dans les yeux de son interlocuteur et lui tend, innocente, un cornet. Peut-être qu'elle en fait trop, peut-être qu'il s'en moque ; peu lui importe, tant qu'il la remarque.

le tournage s'éternise.
tu n'es pas d'humeur. tu n'es jamais d'humeur. trop d'alcool la veille, trop d’excès pour ne pas changer. tu débites ton texte avec conviction, tu joues les scènes avec habileté. tu rentres dans le personnage comme tu sais si bien le faire. le metteur en scène met un terme à vos échanges, replace les acteurs, s'occupe de recadrer les figurants et figurantes qui n'en font qu'à leur tête. tu soupires, souvent. tu grognes pour toi même, tu marmonnes des mots dans ta langue maternelle quand on te tape sur le système. mais avant tout, tu restes professionnel. plus que quelques jours de tournage, c'est ce qui est prévu, quelques dernières scènes à refaire pour pouvoir finaliser. encore quelques jours, et tu auras des vacances pas du tout méritée.
il y a un dernier clap, une voix retentit et on annonce la pause tant attendue. celle qui ne dure jamais assez longtemps. tu regardes autour de toi, sourit à l'actrice principale par convenance avant de t'éloigner du groupe. tu récupères une bouteille d'eau, tu la bois d'une traite avant de t'asseoir à l'ombre, à quelques mètres du bordel ambiant que vous avez créée. tu t'allumes une cigarette et fermes les yeux.
« Bonjour, je... je ne sais pas si vous vous souvenez de moi. Je m'appelle Grace. Je vous ai pris une glace. »
tu ouvres un œil, arque un sourcil. grace, grace, grace. tu cherches dans ta mémoire, mais tu n'arrives pas à la remettre, alors tu ouvres les deux yeux. tu laisses la fumée s'échapper de ta bouche lentement alors que tu l'observes avec attention.
« une glace, vraiment ? »
un rire t'échappe, il ne se veut pas mauvais mais pourrait être mal interprété. tu t'empares du cornet vanille -du moins, tu supposes. elle a déjà commencé à fondre, et tu y mets un coup de langue, écrasant auparavant ta cigarette sur le sol.
« une figurante, c'est ça ? »
ça te revient à présent. elle était là, sur plusieurs tournages. une nouvelle, selon les dires. qui aspire à devenir actrice.
«merci. pour la glace. »
ajoutes-tu tout sourire avant de tapoter la place juste à côté de toi.

Elle y croit Grace, elle se persuade qu'il va se souvenir d'elle - comme si elle était inoubliable, alors qu'elle n'est qu'une parmi des centaines de figurantes sur la scène new-yorkaise - et elle fait même comme si elle n'avait pas remarqué son regard hésitant lorsqu'elle se présente, ce vide soudain alors qu'il fait défiler le catalogue des filles qu'il a connues (en tous cas, c'est ainsi qu'elle se l'imagine).
Mais il prend la glace, non sans un commentaire narquois, et l'invite à s'asseoir à ses côtés. Sans hésitation, Grace s'exécute, d'un mouvement empressé, traduisant aussi bien son manque de confiance dans son entreprise, que la timidité ressentie face à celui qui est, pour elle, un monument du cinéma new-yorkais.

« Oui, je suis figurante ici. On a déjà travaillé ensemble, je ne sais pas si vous vous souvenez, sur, euh... » Trou de mémoire, à croire qu'elle l'invente. « Le film s'appelait Les fleurs sanglantes, si je ne me trompe pas. Je jouais une serveuse, vous ne vous rappelez peut-être pas. » Elle bafouille, confuse et impressionnée. César lui lâche un sourire, et un merci. C'est plus que ce qu'elle pouvait espérer, et elle lui adresse un sourire en retour, alors que la glace commence à fondre et à lui couler sur les mains.

« Ca me fait plaisir. Vous êtes une vraie source d'inspiration. » Peut-être qu'elle en fait trop, qu'il va simplement la trouver insupportable et s'en retourner au tournage, en ne manquant pas d'écraser sa glace au sol au passage. « Enfin, je veux dire, ça fait toujours du bien pour se rafraîchir, non ? » Tais-toi un peu, a-t-elle envie de se hurler à soi-même.