le bateau ivre. (charlotte & dante)

Greenwich est fascinant. Jour après jour, elle découvre des endroits cachés. Des petites rues pavées où son talon se coince. Un lampadaire encore alimenté à la main. Des petites maisons qui ne ressemblent pas aux autres. Greenwich est un petit village. Une anomalie sur la carte newyorkaise. On entend les oiseaux et pas les klaxons de chauffeurs pressés. Chaque matin, chaque soir, elle arpente les rues comme une touriste. Elle a ses petites habitudes maintenant. Elle a même remarqué un endroit qui lui plaisait bien. Elle frissonne dès qu’elle passe devant la vitrine. Les lettres “Dante Alighieri’s caffe espresso” font se dresser les fins poils de sa nuque. Son regard vient toujours se faufiler entre les tables. Une curiosité malsaine. Une manie détestable. Une envie irrépressible d’y voir sa bouille, ses lèvres caresser la porcelaine étincelante d’une tasse de café. Mais c’est un cliché auquel Dante Minghelli n’a jamais cédé. Ou alors, Charlotte est poisseuse et ne l’a jamais vu. Il y a un bar à Greenwich Village. Non, il y a des bars à Greenwich Village. Le café Bizarre, le village gate, le purple onion, le circle in a square, le cock’n’bull, le sardi’s, le 55… Et puis il y a le cafe wha?. “Jimi Hendrix playin’ tonight” affiche le panneau à l’entrée. Charlotte aime ce petit endroit où elle s’imagine faire partie de ces poètes qui déclament des vers à douze dans une voiture, à qui veut bien l'entendre, sans prendre la peine de cacher les bouteilles d’alcool qu’ils descendent plus vite que les rues. Charlotte écume les bars. Elle n’écume pas les choppes de bières ou les shots d’alcool fort. Elle le scrute, elle le cherche. Elle a besoin d’une nouvelle éducation. Le Café Wha? est plein à craquer, et pourtant ce dénommé Jimi est inconnu au bataillon. L’atmosphère suinte les volutes de cigarettes en tout genre - du tabac américain aux herbes interdites. Jimi n’est pas encore monté sur scène alors les conversations s’animent, les serveuses passent et repassent, posent et déposent des verres et des culs de bouteilles. Charlotte a les yeux rivés sur l’entrée. Elle a déjà passé en revue toute l’assistance. Elle perd espoir, pourtant elle sait qu’il aime ce genre de soirées. Il y a une effervescence qu’on retrouve dans ses photos de Saint-Germain-Des-Prés. Elle soupire et se noie dans son cocktail à base de concombres et de Ginger Beer et … et le reste elle l’a oublié. Elle ferme les yeux un instant et lorsqu’elle les rouvre sur le bar, elle reconnaît une silhouette familière. Une montée d’adrénaline réveille son rythme cardiaque. Il porte la barbe désormais, une barbe pas encore très fournie, mais une barbe malgré tout. Il a toujours un chapeau vissé sur ses boucles noires. Les lèvres de Charlotte s’étirent et elle s’apprête à se lever, s’apprête à l’aborder, s’apprête à rentrer dans sa vie pour ne plus en sortir. Mais il se lève. Ruine le moment. Fait avancer le manège sur le grand huit de ses émotions. Il monte l’escalier en colimaçon du café, alors elle ne perd pas une miette de cette jolie vue. Elle attrappe ses affaires et va l’attendre en bas des escaliers, s’installant nonchalamment sur les dernières marches. Elle attend. Attend. Attend. Puis il revient. Elle remet du rouge sur ses lèvres, le scrutant dans le reflet de son miroir. Il a dû la remarquer. Il a son sourire en coin. Elle se lève alors qu’il passe devant elle sans s’arrêter. “Monsieur Minghelli,” annonce-t-elle, en français bien évidemment, “Je m’appelle Charlotte Dorville. Je suis votre nouvelle étudiante.” Sa main s’avance à la recherche d’une présentation officielle.

Qu’est-ce qu’il fout au café wha? Dante? Je vous le demande. Lui aussi se le demande. Ça l’agace d’être là ce soir. Les autres soirs il apprécie, il boit un scotch, il prend quelques photos, plus pour son amusement personnel que pour le travail. Ce soir, le patron du wha? l’a fait venir. Il a appelé le téléphone de l’immeuble de Dante, la vieille mégère de concierge a tapé sur sa porte sans autre forme de préambule, a gueulé “téléphone” et s’en est allée, peu intéressée de savoir si le locataire du loft du dernier étage allait répondre. Il a soupiré, a traîné les pieds, et a fini par se rendre à la conversation téléphonique qui l’attendait. Le voyage prévu pour la semaine prochaine est avancé au lendemain matin. Le patron, qui gère aussi la boîte de nuit, veut le voir pour fignoler certains détails. C’est pas que ça l’emmerde les changements de plan, c’est juste que prévenir et reprogrammer ou annuler des contrats prévus le barbe au plus haut point. Du coup, il profite, à l’oeil, d’un scotch d’un certain âge, écoute les conversations qui ne l’intéressent pas, et attend vaguement le signal du barman, quand le patron sera prêt à l’accueillir dans son bureau, au premier. L’escalier en colimaçon grince. Il traîne les pieds. Le patron lui donne des indications bidons, une enveloppe kraft avec ses nouveaux billets de train. Il a l’impression d’être James Bond, sauf que James Bond ne fréquente pas ce genre de trou à rats. Encore une fois, Dante a décidé d’être bien remonté contre ce club pourtant un des plus réputé du quartier. Il récupère le contenu de l’enveloppe qu’il coince dans sa poche arrière et jette le kraft sur le bureau du patron. “See ya,” il lance avant de claquer la porte.

Une paire de grands yeux noirs l’attrappent dans un reflet de miroir de poche quand il redescend.

Il retrouve un sourire narquois qu’il n’a pas porté de toute la journée. Il ne va pas s’arrêter pour une paire d’yeux. La paire d’yeux, par contre, aurait bien voulu. Alors comme il se fait interpellé, il se retourne, détaille la paire d’yeux et ce qui l’entoure. La bouche majoritairement, même si le corps n’est pas en reste. Parce que la bouche bouge, s’agite, prononce certainement des paroles dans une langue restée silencieuse pendant quelques semaines. Une main se tend, comme on offrirait un accord de paix.



Une étudiante? Non, non, Dante Minghelli travaille seul. La flatterie l’atteint quelque part dans son ego mais sa décision reste ferme.

“Je ne prends pas d’étudiante.”

Il prend sa main par pure courtoisie et s’apprête à repartir. Mais elle le retient.

La réponse est amusante. Bien sûr qu’il ne prend pas d’étudiantes. Enfin pas dans ce sens-là. Elle connaît assez bien Dante Minghelli de loin pour savoir qu’il travaille seul et qu’il ne s’embêterait jamais d’une gamine dans ses pattes pour lui apprendre la solarisation ou le rayographe. Charlotte n’est pas prise au dépourvu, elle s’est préparée à cette éventualité. Une éventualité plus que probable. Alors elle ne lâche pas sa main. Son sourire s’agrandit encore, elle ne va plus le laisser partir maintenant qu’elle le tient entre ses mains. Elle voit l’incrédulité et l’agacement dans ses yeux. Elle ne parvient pas à lâcher sa main, sa paume est si tendre, si chaude. Elle devrait pourtant, il ne la connaît pas, elle n’est qu’un grain de sable parmi les âmes errantes. Alors elle abandonne sa peau, mais espère bien avoir accroché quelque chose dans son âme.

“Ce n’était pas une question, je vous informe simplement que je suis votre étudiante.” Ca ne suffira pas. Elle sent qu’il lâche prise lui aussi, qu’il est prêt à la laisser derrière lui sans lui adresser un autre regard. Elle vient mordre sa lèvre inférieure sans même y penser, puis réalise que peut-être, ce genre de gestes peut s’avérer utile. “De plus je suis disponible si vous souhaitez que j’agisse comme une assistante. De jour, comme de nuit.” Elle a insisté sur ce dernier point, comme si elle était prête à vendre son âme comme son corps à ce demi-inconnu, une divine comédie, l’enfer, le purgatoire, pour atteindre un jour le paradis.